Anne aux Mines – Extrait 4

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Le jour où je suis partie

18h30, un 19 février. Maman a préparé un bon repas.

Je sens l’odeur du bouillon de légumes jusque dans ma chambre. Je dois partir ce soir. C’est inévitable. J’ai 517 mines de crayons de couleurs. Trois années de récoltes minutieuses auprès de mes camarades de classe.

A 19h papa va rentrer, il sera fatigué de sa journée de travail.

Papa n’aime pas son travail. Il travaille parce qu’il pense qu’il faut qu’il travailler. Je ne le crois pas. J’ai essayé de lui expliquer la théorie des mines de crayons de couleurs. Il m’a à peine écouté quand je lui en ai parlé. Je lui ai plusieurs fois demandé ce qu’il fait à son travail. Il me dit qu’il travail avec des ordinateurs. Il me dit que je comprendrais plus tard.

Avec Maman on s’amuse parfois à lui demander quel était le parfum du yaourt qu’il mange à son travail le midi.

A 19h papa va rentrer, il sera fatigué de sa journée de travail. Maman va m’appeler pour me dire qu’il faut venir manger. On s’assoira à la table tous les trois et maman demandera à Papa comment était sa journée. Papa racontera des choses que je ne comprendrais pas. Il me demandera ensuite sur quoi j’ai travaillé aujourd’hui. Je ne raconterais pas la vérité comme à chaque fois. Je lui demanderais ensuite si aujourd’hui son yaourt était au citron. Maman lui demandera si il était à la framboise.

A 20h, Papa me dira de monter dans ma chambre pour aller me coucher. A 21h j’entendrai Papa qui fermera la porte de la maison avec la clef qu’il accrochera ensuite sur le petit crochet dans la salle à manger. A 21h30 Papa et Maman seront dans leur chambre. Je descendrais les escaliers et si papa me demande ce que je fais, je lui dirait que j’ai soif et que je vais juste chercher un verre d’eau.

Je décrocherais au passage le trousseau de clefs sans bruits. Je remonterais tranquillement faire semblant de me coucher et je glisserais une dernière fois « Bonne nuit » à travers la porte de la chambre de Papa et Maman.

A 23h30 des colombes blanches passeront dans le ciel. Ce sera le signal pour me dire que tout le monde dors.

Je descendrais de nouveau les escaliers et je m’en irais à pied à la gare de la ville prendre le train de nuit qui passe à minuit tous les jeudis.

Il est 18h50, j’entends la porte d’entrée s’ouvrir, papa est déjà là ? Il est en avance ce soir. Il m’appelle. Je suis dans ma chambre en train de verser toutes mes mines dans un petit bocal en verre. Son appel me fait sursauter et une mine blanche tombe à côté du bocal et se glisse entre 2 lattes du plancher.

Je répond à papa que j’arrive. Zut, la mine blanche, c’est embêtant. Je trouverais une solution après. Sinon papa va s’énerver.

[…]

On arrive à l’accueil du cinéma. Ça sens le sucre fondu. Ah c’est sûrement ce que les autres enfants appellent les « pop corne », ça m’écœure un peu. Je repense au bon bouillon de maman, j’ai un petit peu hâte de rentrer, je me rend compte que j’ai un peu faim. Je regarde partout autour de moi quand j’aperçois un de mes camarades de classe. Il m’a reconnue je crois, il dit quelque chose dans l’oreille de sa maman en me regardant. Je ne sais pas comment il s’appelle, je ne lui ai jamais parlé, il n’utilise pas de crayons de couleurs, il colorie avec des feutres. La mine de crayon blanche coincée entre les lattes du plancher me revient soudain. J’espère que maman ne va pas avoir l’atroce idée de passer l’aspirateur dans ma chambre ce soir.

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